Par Guillermo Velasco
Professeur associé au département de Biochimie et Biologie moléculaire I, université Complutense de Madrid, il est membre du conseil d'administration de l'Observatoire Espagnol du Cannabis Médicinal.
Les cannabinoïdes possèdent une activité antitumorale dans les modèles animaux de cancer
Les recherches menées par plusieurs laboratoires ces 15 à 20 dernières années montrent que les dérivés de marijuana (et particulièrement l'ingrédient actif principal de la plante, c'est-à-dire le Δ-9-tétrahydrocannabinol ou THC) possèdent une activité antitumorale dans les modèles animaux de cancer Des études ont donc fermement établi que l'administration de cannabinoïdes dans ces modèles est capable de réduire la croissance des tumeurs dans le cerveau (gliomes), les seins, le pancréas, le foie, la prostate, sur la peau (mélanome et carcinome de la peau), etc.
Beaucoup de ces recherches nous ont aidés à comprendre les mécanismes qu'emploient les cannabinoïdes pour produire ces effets antitumoraux. Le THC, le principal ingrédient actif de la plante, engendre des effets dans le corps en agissant sur le système endocannabinoïde. Ce système est composé d'« endocannabinoïdes », molécules à base de lipides (non solubles dans l'eau) produites par les cellules de notre corps et par les récepteurs cannabinoïdes (CB1 et CB2). Il s'agit de protéines présentes à la surface de nombreuses cellules de différents organes et tissus ; elles sont particulièrement abondantes dans certaines régions du cerveau. La fixation des endocannabinoïdes aux récepteurs CB1 et CB2 aide à réguler de nombreux processus physiologiques comme l'appétit, les mouvements, et la douleur. Le THC est capable de se fixer et d'activer les récepteurs cannabinoïdes, et, de cette façon, d'imiter les effets des endocannabinoïdes dans le corps.
En ce qui concerne les actions antitumorales des cannabinoïdes, nous savons aujourd'hui qu'elles sont aussi en grande partie due à leur capacité à activer les récepteurs CB1 et CB2 présents dans les cellules tumorales. Cela déclenche alors une série de processus au sein de ces cellules qui se termine par la mort cellulaire programmée (ou apoptose). De récentes études indiquent que le THC active l'apoptose des cellules tumorales via une voie de signalisation complexe qui, elle-même, conduit à la stimulation d'un autre processus cellulaire appelé autophagie (littéralement « auto-ingestion »). Des études ont également découvert que, en plus d'encourager la mort des cellules tumorales, les cannabinoïdes peuvent contribuer à stopper la croissance de la tumeur via l'inhibition de l'angiogenèse de la tumeur. L'angiogenèse est un processus par lequel la tumeur modifie les vaisseaux sanguins de telle façon qu'il lui est plus facile d'obtenir les nutriments et l'oxygène dont elle a besoin pour grandir. Les cannabinoïdes bloquent également la capacité de la tumeur à migrer et envahir d'autres tissus.
Les études menées jusqu'à ce jour indiquent que le THC est le phytocannabinoïde (cannabinoïde dérivé d'une plante) doté de l'action antitumorale la plus puissante. Cependant, des études de différents laboratoires ont également trouvé que le cannabidiol (CBD), un autre composant du cannabis sativa, peut réduire la croissance de la tumeur dans des modèles animaux. Dans la plupart des cas, cet effet est toutefois moins puissant que celui produit par le THC. Le mécanisme précis par lequel le CBD (qui ne se lie pas efficacement aux récepteurs cannabinoïdes) produit son action anticancéreuse n'a pas encore été clairement identifié. Même si on sait qu'il dépend aussi de la capacité du composé à déclencher l'apoptose des cellules tumorales. Des études ont également observé que la combinaison de THC et CBD dans une proportion de 1:1 permet de réduire la dose de THC nécessaire pour générer un effet antitumoral dans les modèles animaux avec gliomes. Il est important de noter qu'il n'existe, à l'heure actuelle, aucune preuve scientifique solide (tant dans les modèles animaux que cellulaires) d'une possible activité antitumorale d'autres composés produits par le cannabis sativa, en ce compris des phytocannabinoïdes (autres que le THC et le CBD), certains terpènes, ou même la présence d'un « effet d'entourage », ou effet stimulant, émanant d'une combinaison de certains des composés présents dans la plante. Cela reste toutefois une possibilité potentiellement attrayante, mais qui doit encore être démontrée. Surtout au niveau de l'activité antitumorale des cannabinoïdes.
Point particulièrement pertinent à relever : les cannabinoïdes agissent de manière sélective dans les cellules tumorales. Dès lors, un traitement à base de cannabinoïdes ne conduit pas à l'activation de l'apoptose des cellules non tumorales. On ignore les raisons précises de cette différenciation de l'action des cannabinoïdes entre cellules tumorales et non tumorales. Cependant, cette observation est importante car elle aide à expliquer la faible toxicité des cannabinoïdes, comparés à d'autres agents antinéoplasiques.
Associations de cannabinoïdes et d'autres agents antitumoraux
De nombreuses études menées sur des modèles animaux indiquent que les cannabinoïdes stimulent l'action antitumorale de plusieurs agents de chimiothérapie. Par exemple : l'association du THC, ou THC/CBD, avec du témozolomide (médicament typiquement utilisé dans le traitement des tumeurs cérébrales) a démontré des résultats plus puissants sur les modèles de gliomes animaux que lorsqu'on administre les mêmes médicaments séparément. Ces observations suggèrent que les cannabinoïdes pourraient être testés dans ces associations de médicaments de chimiothérapie. Quoi qu'il en soit, étant donné les nettes différences en terme de caractéristiques et de sensibilité des nombreuses thérapies qui existent pour chaque catégorie et sous-catégorie de tumeurs, et le nombre considérable d'associations de médicaments possibles, nous devons poursuivre ce genre d'études précliniques pour déterminer dans quel cas spécifique (catégorie et sous-catégorie de tumeur, combinaisons de différents composés) il serait potentiellement plus approprié d'inclure des cannabinoïdes.
Pourquoi mener des essais cliniques est essentiel
Bien que les études précliniques mentionnées précédemment soient extrêmement encourageantes et suggèrent l'utilité des cannabinoïdes dans le traitement de certaines tumeurs, les médicaments à base de cannabinoïdes ont encore un long chemin à parcourir avant d'être prescrits dans le traitement des tumeurs cérébrales ou d'autres sortes de cancer. Nous devons garder à l'esprit que de nombreux médicaments anticancéreux, qui affichaient des résultats prometteurs dans les modèles animaux, se sont avérés, une fois testés sur les humains, inefficaces (ou tout du moins aussi efficaces que les médicaments déjà administrés). Les essais cliniques sont donc essentiels pour déterminer l'utilité des cannabinoïdes dans les traitements anticancéreux (ou au moins, pour certains cancers). En effet, c'est la seule façon de démontrer clairement leur efficacité, et par là même, les faire accepter par les communautés scientifique et médicale internationales.
Il est important de souligner la différence entre les résultats d'un essai préclinique et des observations anecdotiques ou spécifiques à une situation individuelle. Par exemple : il existe de nombreux cas de patients qui ont rapporté connaître une amélioration significative, voire même, dans plusieurs cas, qui ont été guéris d'un cancer après avoir suivi un traitement comportant du cannabis médical. Sans nier la possibilité que, dans certaines ou plusieurs de ces situations, la guérison est due au traitement aux cannabinoïdes, il pourrait y avoir d'autres circonstances (par ex. des traitements simultanés, un changement de régime alimentaire, ou une interaction avec d'autres maladies) qui pourraient expliquer le changement décrit par le patient. Ces cas individuels ne peuvent pas être considérés comme preuve concluante de l'activité antitumorale des cannabinoïdes chez les humains. Ils peuvent en revanche être utilisés comme argument pour justifier la mise en place d'études cliniques qui permettraient de corroborer les dires des patients.
Vers la réalisation d'essais cliniques sur les humains
A l'heure actuelle, seul un nombre limité d'études cliniques a analysé les effets des cannabinoïdes comme agents antitumoraux. Il y a approximativement 10 ans, on a mis sur pieds un premier essai clinique pilote de phase I (les études de phase I cherchent principalement à analyser la toxicité potentielle associée au traitement à base d'un nouveau médicament). Il devait analyser les effets de la prise de THC par des patients atteints de glioblastome (la tumeur cérébrale la plus agressive) qui avaient connu une rechute. Cet essai a engrangé des données encourageantes qui indiquaient que le THC ne provoquait aucun effet nocif chez les patients, et suggéraient que ce composé était susceptible d'agir contre les cellules tumorales. Quoi qu'il en soit, à cause du petit nombre de patients traités et de la nature de l'essai, des conclusions n'ont pas pu être dégagées sur le taux de survie des patients. L'essai a toutefois posé les fondations pour la mise en œuvre de futures études. Par exemple : un essai clinique, récemment terminé, analysait l'action combinée du sativex (un médicament contenant du THC et du CBD en proportion égale) et du témozolomide chez des patients souffrant de glioblastome récurrent. Les résultats seront publiés dans un proche avenir. De même, il y a d'autres études qui viennent de se terminer ou qui débuteront dans les prochains mois. Ces études ont ou vont analyser les effets de différents cannabinoïdes (individuellement ou en association avec d'autres médicaments) sur des tumeurs cérébrales ou solides.
Les résultats de ces essais (et ceux des autres essais qui pourraient être conduits dans les prochaines années) fournissent des informations importantes sur l'activité antitumorale des cannabinoïdes chez les humains ; ainsi que les raisons pour lesquelles ces composés sont plus ou moins efficaces pour traiter certaine tumeur ou sous-catégorie de tumeur. Ces informations seront cruciales pour mener des études complémentaires et déterminer, à moyen ou long terme, si les cannabinoïdes peuvent être incorporés aux traitements antitumoraux ; ou au moins pour certaines catégories ou sous-catégories de cancer.
Situation actuelle
Compte tenu de ce qui précède, et en l'absence de résultats d'essais cliniques (qui ne fourniront des données concluantes que dans des années), il est évident qu'à l'heure actuelle il n'existe pas de preuves scientifiques suffisantes pour confirmer de façon probante qu'un traitement aux cannabinoïdes peut aider à améliorer les thérapies actuelles administrées aux patients atteints de tumeurs cérébrales. A l'heure actuelle, l'utilisation de médicaments à base de cannabinoïdes ou de cannabis médical dans les traitements conventionnels pour traiter ces maladies n'est dès lors pas encore approuvée (ou subventionnée).
Quoi qu'il en soit, et au vu des preuves solides de l'activité antitumorale des cannabinoïdes dans les modèles animaux, du fait que les médicaments aux cannabinoïdes ont démontré leur efficacité à soulager les effets secondaires des autres médicaments antinéoplasiques, et que les effets négatifs des cannabinoïdes sont légers comparés à ceux des autres agents de chimiothérapie, beaucoup de patients demandent si l'utilisation des cannabinoïdes pourrait être d'une aide quelconque pour traiter leur maladie, surtout lorsque les autres options thérapeutiques ont failli.
La recommandation pour ces patients intéressés par les cannabinoïdes est de consulter des médecins qui ont une expérience de l'utilisation thérapeutique des cannabinoïdes et qui peuvent être contactés via les associations de patients spécialisées (dans l'usage thérapeutique des dérivés de cannabis). Ces médecins peuvent ensuite recommander l'utilisation de médicaments aux cannabinoïdes (qui, dans de nombreuses situations, peuvent être prescrits, par exemple, dans le cadre d'une « thérapie focalisée sur la compassion [TFC]). Théoriquement, l'option existe aussi d'utiliser des extraits de cannabis ou des huiles d'origine contrôlée qui contiennent des concentrations connues de THC/CBD, et donc qui permettent au médecin et aux patients de connaître la quantité d'ingrédients actifs ingérée. De toute façon, l'utilisation de ce genre d'extraits (contenant du THC) est illégale en Espagne et dans d'autres pays européens. Il y aurait un risque pour le patient s'il utilisait des huiles de cannabis ou des extraits d'origine non contrôlée (dans lesquels la quantité de THC et de CBD présente est inconnue, tout comme la présence possible de contaminants [par ex., pesticides, herbicides, métaux lourds, et composés organiques dérivés du processus d'extraction]). Dans la même idée, substituer une thérapie conventionnelle par une autre basée uniquement sur l'utilisation des cannabinoïdes n'est pas justifié d'un point de vue des recherches fondamentales et précliniques ; cela priverait également le patient de la possibilité de bénéficier de thérapies qui ont déjà démontré, au moins, un certain degré d'efficacité. Dès lors, dans le cas où la décision de tester un traitement aux cannabinoïdes est prise, le point de départ le plus logique serait de maintenir la thérapie suivie par chaque patient pour traiter leur maladie, et d'y ajouter progressivement une quantité appropriée de cannabinoïdes (toujours après consultation avec un oncologue ou au moins un médecin ayant de l'expérience sur le sujet).
Résumé / conclusion
En résumé, il existe actuellement des preuves solides indiquant que les cannabinoïdes (particulièrement le THC, et dans une moindre mesure le CBD) possèdent une activité antitumorale dans les modèles animaux. Toutefois, tant que nous n'aurons pas les données d'essais cliniques, nous ne pouvons déterminer si cette activité antitumorale pourrait être utile dans un traitement anticancéreux chez les humains. Compte tenu de l'expérience accumulée dans l'utilisation clinique des cannabinoïdes pour traiter d'autres maladies, la faible toxicité de ces composés comparée à d'autres médicaments anticancéreux, et leur efficacité à soulager les symptômes associés au cancer et les effets secondaires des thérapies anticancéreuses, un nombre grandissant de patients (vu la situation d'urgence qu'ils rencontrent) considèrent la possibilité d'inclure ces agents cannabinoïdes dans leur traitement, sans attendre les résultats desdits essais cliniques. Dans ces situations, et en attente d'une réglementation claire quant à l'utilisation du cannabis médical, les principales recommandations pour éviter tous risques aux patients sont les suivantes : Toujours consulter un médecin, si possible ayant de l'expérience dans l'usage thérapeutique des cannabinoïdes (dans certains cas, les associations de patients intéressés par l'utilisation de cannabis médical peuvent aider à en contacter un) ; utiliser ces traitements en thérapie complémentaire et non en remplacement d'un traitement en cours ; choisir soit des médicaments à base de cannabinoïdes soit des extraits d'origine contrôlée qui contiennent des quantités connues de THC et de CBD, afin que le dosage le plus approprié de ces composés soit prescrit. Dans ce dernier cas de figure, il faut insister sur l'illégalité de ces extraits, contenant du THC, en Espagne et dans d'autres pays européens.