Par Guillermo Moreno-Sanz
Dr. Moreno-Sanz est l'auteur de plus de 30 articles scientifiques et détient 3 brevets décrivant le rôle du système endocannabinoïde dans la perception de la douleur. Diplômé de biochimie et de chimie organique de l'Université de Zaragoza, il obtient son doctorat en neuroscience à l'Université Complutense de Madrid, en Espagne. Il acquiert une vaste expérience internationale grâce à ses bourses longue durée aux Pays-Bas, en Italie et aux États-Unis, bâtissant la majeure partie de sa carrière académique à l'Université de la Californie, à Irvine, où il découvre une nouvelle classe d'analgésiques cannabinoïdes avec un fort potentiel clinique. En 2017, il agit à titre de consultant pour les Académies nationales des sciences des États-Unis dans la préparation du rapport intitulé The health effects of cannabis and cannabinoids (Les effets du cannabis et des cannabinoïdes sur la santé). Il fonde ensuite Abagune Research pour offrir des conseils scientifiques et des solutions de R/D à l'industrie internationale du cannabis. En 2020, il assume la direction scientifique et médicale de Khiron Life Sciences en Europe.
Rencontrez les experts est une série d'entretiens menés par des experts dans le domaine du cannabis avec des leaders mondiaux de la recherche et de la pratique clinique du cannabis en tant que médicament.
Cecilia J Hillard, Ph. D., est professeure en pharmacologie et directrice du centre de recherche en neurosciences au Medical College of Wisconsin. Son laboratoire étudie les cannabinoïdes du point de vue de la pharmacologie et de la biochimie. Ses recherches sont financées par le NIH depuis 1987. Elle a publié plus de 225 articles révisés par les pairs et possède un indice h de 73.
Mme Hillard a reçu le prix Mechoulam de 2011 et le prix Lifetime Achievement de 2017 de l'International Cannabinoid Research Society pour ses contributions dans la compréhension des propriétés pharmacologiques des cannabinoïdes.
Guillermo Moreno-Sanz : Comment avez-vous fait vos débuts dans la recherche sur les cannabinoïdes? Vous étudiez le fonctionnement du THC avant même que les récepteurs CB1 soient découverts.
Cecilia Hillard : Après avoir obtenu mon baccalauréat en chimie en janvier 1977, je suis retournée dans ma ville natale. Malheureusement la situation économique à Milwaukee n'était pas favorable et les postes de chimiste se faisaient rares. Heureusement pour moi, j'ai trouvé un emploi de technicienne en recherche dans le laboratoire d'un nouveau chercheur au Medical College of Wisconsin, M. Alan Bloom. Alan venait de terminer des recherches postdoctorales avec M. Bill Dewey et avait mis sur pied son propre laboratoire en vue d'explorer les mécanismes d'action des cannabinoïdes. C'était en effet avant que les récepteurs ne soient découverts, et Alan croyait que le THC pouvait altérer la signalisation d'autres neurotransmetteurs en changeant la libération ou la synthèse. Il avait vu juste! C'était un processus très manuel. Nous avons fait des milliers de préparations synaptiques et d'examens du renouvellement des catécholamines, comme la sérotonine et la dopamine.
GMS : Quelle était l'hypothèse dominante à cette époque? Étiez-vous seule? De quels autres chercheurs vous souvenez-vous?
CH : L'hypothèse dominante était que le THC interagissait avec les lipides membranaires et, par le fait même, altérait physiquement le fonctionnement des protéines membranaires, et que cela entraînait des changements dans le fonctionnement des neurotransmetteurs « classiques ». Nous nous penchions principalement sur les amines biogènes. Nous n'étions pas les seuls à travailler sur ces molécules. Je me souviens de nombreuses discussions très intéressantes avec Alex Makriyannis sur le sujet à l'époque. Alan m'avait présentée au groupe de recherche sur les cannabinoïdes de l'université Virginia Commonwealth, dont Billy Martin, Sandra Welch et, bien sûr, Bill Dewey faisaient partie.
GMS : Vous êtes pionnière dans le domaine; je ne peux pas m'imaginer à quel point il a été fascinant de participer dans la recherche sur les cannabinoïdes au cours des 30 dernières années. Quelles découvertes vous ont le plus marquée?
CH : L'expérience a été une évolution incroyable! Évidemment, je me souviens quand Allyn a découvert un site de liaison clair en utilisant le 3H-CP55940 en tant que ligand. Je me rappelle aussi des efforts héroïques de Bill Devane et de Raphi Mechoulam dans l'identification de l'anandamide en tant que ligand endogène. Je me souviens aussi très bien des études en autoradiographie de Miles Herkenham démontrant que le récepteur était principalement présynaptique et aussi de l'article de Ken Mackie expliquant que les cannabinoïdes bloquent les canaux responsables de l'influx de calcium. Ces études m'ont poussée à étudier de nouveau la libération par les neurotransmetteurs, à l'aide de synaptosomes, mais il n'y avait pas de sensibilité. Évidemment, les approches électrophysiologiques se sont finalement avérées être la solution pour répondre à cette question.
GMS : En tant que chercheuse, vous avez touché à plusieurs aspects de la biologie, physiologie et pharmacologie moléculaires des cannabinoïdes. Y a-t-il un sujet qui vous fascine plus particulièrement? Parmi vos contributions, desquelles êtes-vous le plus fière?
CH : Je dirais que je suis très fascinée par notre travail actuel qui vise à découvrir comment le récepteur CB2 émet des signaux, et ce qui régule ces signaux. Ce n'est pas facile, et nous sommes tout juste sur le point d'avoir les outils qui nous permettront d'obtenir les réponses. Je suis très fière de nos recherches dans le domaine du stress, mais je ne peux pas prendre tant de crédit pour cela. Les travaux ont été dirigés par Sachin Patel de mon laboratoire et Matt Hill à Vancouver. J'ai simplement payé les factures et révisé leurs incroyables écrits! Je suis tellement fière qu'ils travaillent encore dans le domaine de la recherche sur les cannabinoïdes et qu'ils continuent à faire d'exceptionnelles contributions.
GMS : Après plusieurs années de développement pharmaceutique, les phytocannabinoïdes demeurent les outils dont nous disposons pour cibler cliniquement le système endocannabinoïde. Pensez-vous que le potentiel thérapeutique du cannabis et des cannabinoïdes est surestimé? Quelles stratégies seront essayées dans le futur selon vous pour augmenter leur indice thérapeutique?
CH : Je crois que les phytocannabinoïdes sont prometteurs pour le développement thérapeutique, mais que nous devons laisser de côté l'utilisation du cannabis dans son ensemble. La plante procure une exceptionnelle pharmacopée de molécules, mais a aussi des points négatifs, notamment les effets indésirables et, comme vous l'avez mentionné, une très mauvaise biodisponibilité orale. Je crois qu'une approche idéale est de « séparer » les différentes molécules et de les combiner de façon à maximiser leur synergie et à minimiser les effets indésirables.
GMS : Il s'agit d'un débat intéressant, puisque les préparations à partir de la plante entière sont présentées comme étant plus efficaces et moins désagréables que les cannabinoïdes purifiés, comme le Marinol. Sur les marchés du cannabis récréatif, l'existence d'un « effet d'entourage » entre les molécules de la plante est pratiquement un axiome, même si les preuves scientifiques actuelles semblent réfuter un tel effet. Pour revenir à votre réponse, les effets indésirables du cannabis semblent être liés à la concentration de THC ainsi qu'à une mauvaise biodisponibilité orale inhérente de la nature lipophile des cannabinoïdes. Comment pensez-vous que ces éléments « négatifs » que vous avez mentionnés pourraient être éliminés?
GH : Je suis d'accord avec vous que l'idée d'un effet d'entourage n'a pas été corroborée par des données expérimentales. Toutefois, une des raisons est qu'une étude de toutes les combinaisons requises pour déterminer les interactions est une vaste entreprise. Pour répondre à votre question, si nous avions la capacité de choisir des combinaisons de phytocannabinoïdes à notre gré, je peux imaginer l'intérêt d'ajouter une quantité juste suffisante de THC pour obtenir les bienfaits, tout en minimisant les effets indésirables. Je peux aussi imaginer faire des altérations structurales dans les molécules qui pourrait réduire leur métabolisme en utilisant des cytochromes P450, par exemple. Cette tâche n'a rien de simple, mais je crois que nous devons ajouter de la précision sur le plan du dosage et éviter la pharmacocinétique à l'aveuglette qui se produit avec le dosage par voie orale.
GMS : Dans votre conférence honorifique au ICRS, vous avez mis l'accent sur les récepteurs CB2. Quel est selon vous le potentiel clinique de cette cible sur le plan des gains thérapeutiques? L'absence d'effets intoxicants associés aux récepteurs CB1 a toujours été présentée comme une force de cette stratégie pharmacologique, mais quel type d'indication positive pourrait découler d'une modulation systémique des récepteurs CB2 (activation ou blocage)?
CH : Je crois que le jury est encore en train de débattre sur le potentiel des ligands des récepteurs CB2. Des données précliniques montrent que l'activation des récepteurs CB2 pourrait être bénéfique pour traiter de nombreuses maladies connues et potentiellement graves, notamment la neurodégénérescence, l'inflammation, la fibrose et les troubles osseux. Il est toutefois important d'en apprendre davantage sur les façons dont l'expression des récepteurs est régulée et sur les types de cellules qui jouent un rôle important, et il est clair que bon nombre de ligands des récepteurs CB2 causent une signalisation biaisée.
GMS : Les composés naturels, comme le B-caryophyllène et certains alkylamides d'acides gras de l'échinacée, ont été décrits comme étant des agonistes sélectifs des récepteurs CB2 et sont vendus sous forme de suppléments alimentaires. Entrevoyez-vous dans le futur des allégations thérapeutiques en ce qui a trait à l'usage de ces ligands ou d'autres ligands des récepteurs CB2?
CH : Pour ce qui est de l'usage en tant que supplément alimentaire, je crains que cela nuise à nos efforts d'exploiter les cannabinoïdes pour traiter des maladies. Les entreprises ne sont pas intéressées à dépenser de l'argent pour développer un médicament si les consommateurs peuvent se procurer le même produit sans ordonnance. Je crois que cela fait obstacle au développement des phytocannabinoïdes en général.
GMS : L'industrie du cannabis semble en train de changer le monde de la recherche universitaire. Quelle est votre opinion concernant la participation des entreprises dans des associations comme l'ICRS et l'IACM? De nombreuses universités réputées conseillent des entreprises proéminentes. Vous avez siégé au conseil consultatif de Phytecs. Pouvez-vous nous parler de votre expérience?
CH : Je crois qu'il faut exercer une certaine prudence, mais que nous travaillons tous vers l'atteinte d'un objectif semblable, soit une compréhension plus approfondie des cannabinoïdes et de leurs potentiels usages à des fins thérapeutiques. J'ai bien aimé apprendre comment les entreprises à but lucratif pensent et établissent leurs priorités. En fin de compte, une collaboration accrue et un financement plus important (sans contraintes!) seront bénéfiques pour nos recherches et permettront d'accélérer le processus visant au développement de médicaments efficaces et sécuritaires pour les patients.
GMS : Quelles sont les répercussions de la législation fédérale sur vos recherches? Plusieurs États adoptent des lois permettant la consommation de cannabis à des fins médicales et récréatives. Quelle est votre opinion concernant le système actuel?
CH : Au niveau fédéral, il est difficile pour ceux d'entre nous qui s'intéressent aux cannabinoïdes autres que le THC de comprendre les règles de la DEA. J'espère qu'elles seront clarifiées très prochainement et que le CBD pourra être utilisé dans le cadre de nos recherches sans devoir obtenir des licences en vertu de l'Annexe 1. Je ne suis pas affectée particulièrement par cette situation au Wisconsin, car notre État a en place un processus très raisonnable pour l'obtention d'une autorisation spéciale pour la possession de drogues, tant que nous détenons une licence auprès de la DEA.
GMS : Dans des États comme la Californie et le Colorado, l'argent des taxes sur les ventes de produits de cannabis est réinvesti dans des fonds de recherche destinés aux universités publiques. La législation au Wisconsin est particulièrement restrictive : seul le CBD est permis pour des cas extrêmes d'épilepsie pédiatrique. Souhaiteriez-vous voir des changements similaires se produire dans votre état?
CH : Du financement additionnel provenant des taxes serait vraiment bien, mais je crains que le Wisconsin utilise cet argent à d'autres fins, un peu comme ils ont fait avec les fonds découlant des ententes de règlement en lien avec le tabac (qui ont servi à bâtir des routes et non à financer la recherche).
GMS : Cecilia, je vous remercie grandement d'avoir pris le temps de partager ces informations avec nos lecteurs!