Par Viola Brugnatelli
Viola Brugnatelli est neuroscientifique et endocannabinologue, elle mène des recherches sur le cannabis et enseigne au département de neuroscience à l'Université de Padua, en Italie. Elle est co-fondatrice de Cannabiscienza, une entreprise de formation sur le système endocannabinoïde et le cannabis médical pour les professionnels de la santé.
Membre de longue date de la International Cannabinoid Research Society et ambassadrice italienne pour l'Association internationale pour le cannabis médical, Viola évolue dans les laboratoires de pharmacologie, se spécialisant dans les récepteurs cannabinoïdes/terpénoïdes orphelins et leurs signaux de douleur et d'inflammation.
Elle collabore actuellement avec Fundación Canna, le comité de rédaction du Journal of Cannabinoid Medicine et en tant qu'auteure invitée pour diverses revues spécialisées dans le domaine, dont Project CBD. Au fil des ans, Viola contribue à l'élaboration de divers cours de FMC sur le cannabis, sensibilisant les médecins et les pharmaciens du monde entier. Elle est vice-présidente d'un OSBL qui vise à donner du pouvoir aux femmes qui travaillent en médecine par les plantes.
La plante de cannabis la fascine surtout parce qu'elle nous permet de découvrir et de comprendre le système endocannabinoïde et sa façon de le moduler qui dépasse les capacités des phytocannabinoïdes. Elle collabore maintenant de près avec des anesthésiologistes qui utilisent l'hypnothérapie pour évaluer le rôle du SEC dans la capacité à modifier notre état de conscience sans médicament.
Rencontrez les experts est une série d'entretiens menés par des experts dans le domaine du cannabis avec des leaders mondiaux de la recherche et de la pratique clinique du cannabis en tant que médicament.
Livio Luongo (1979) est professeur associé de la faculté de pharmacologie à l'Université de la Campanie « Luigi Vanvitelli ». Il a plus de 100 publications à son actif ainsi qu'un prix octroyé par le prestigieux Universal Scientific Education and Research Network (USERN).
Ses intérêts de recherche concernent le rôle du système endocannabinoïde dans la pathophysiologie de maladies neuroinflammatoires dégénératives/chroniques, la communication neurone-glie et les nouveaux instruments pharmacologiques qui peuvent les cibler.
Durant 2019 et 2020, son groupe, de concert avec le groupe de recherche dirigé par le professeur en chimie Giuseppe Cannazza de l'Université de Modène et de Reggio d'Émilie, a identifié et isolé six nouveaux phytocannabinoïdes : le THCP, le CBDP, le THCB, le CBDB, le THCH et le CBDH. Dans ses recherches, le groupe a utilisé une variété de cannabis italienne, le FM2. Dans le présent entretien, Livio Luongo nous partage ses apprentissages réalisés dans le domaine.
Viola Brugnatelli: Comment en êtes-vous venu à travailler sur les cannabinoïdes?
Livio Luongo: Je travaille dans le domaine de la douleur chronique depuis le tout début de mon doctorat en pharmacologie, soit depuis 2006. À l'époque, mon superviseur, le professeur Sabatino Maione, aujourd'hui directeur de l'unité de pharmacologie de la faculté de médecine expérimentale à l'Université de la Campanie « Luigi Vanvitelli », collaborait avec le docteur Vincenzo Di Marzo dans le cadre d'une étude sur des molécules endogènes nouvellement découvertes au sein du système endocannabinoïde. Par conséquent, je fais de la recherche dans le domaine des cannabinoïdes depuis le début de ma carrière.
VB: Quelle est votre contribution dans le domaine du cannabis?
LL: Comme je l'ai mentionné, je travaillais davantage sur les endocannabinoïdes que sur les composés dérivés du cannabis au début de mon doctorat. Nous avons travaillé sur les récepteurs CB2 et TRPV1 et avons mis en évidence leur rôle potentiel dans la douleur neuropathique, ainsi que les caractéristiques sensorielles et neuropsychiatriques de cette maladie débilitante. Nous avons caractérisé, du moins partiellement, le mécanisme d'action de la palmitoyléthanolamide (PEA) et d'autres composés similaires aux endocannabinoïdes qui jouent un rôle dans la pathophysiologie de la douleur neuropathique chronique. Toutefois, au cours des dernières années, j'ai aussi étudié des composés dérivés du cannabis dans des modèles de douleur chronique, de traumatisme crânien et d'autres maladies neuropsychiatriques.
VB: Quelle est votre contribution dans la découverte des cannabinoïdes mineurs récemment identifiés?
LL: Ces cannabinoïdes nouvellement découverts ont été isolés par le groupe de recherche du professeur en chimie Giuseppe Cannazza de l'Université de Modène.
Mon groupe a ensuite caractérisé ses composés d'un point de vue pharmacologique dans des modèles de douleur et, plus particulièrement pour le tétrahydrocannabiphorol (THCP), au moyen du test Tetrad, un test largement utilisé pour étudier les drogues qui induisent des effets médiés par les récepteurs cannabinoïdes chez les rongeurs. Brièvement, les quatre composantes comportementales du test Tetrad sont les suivantes : 1) activité spontanée, 2) catalepsie, 3) hypothermie et 4) analgésie. Ses évaluations comportementales nous ont permis de confirmer les données in vitro recueillies par le groupe de Giuseppe Cannazza. De manière intéressante, le tétrahydrocannabiphorol (THCP) est beaucoup plus puissant que le THC pour induire les comportements évalués dans le test Tetrad, et nous avons découvert qu'en utilisant la même concentration de THC, soit 10 mg/kg, nous obtenions un effet pharmacologique intense. Nous avons donc diminué graduellement la posologie, jusqu'à 2 mg/kg, et nous constations encore des comportements Tetrad.
Pour ce qui est des autres composés, nous avons utilisé un modèle de douleur tonique induite par une injection de formaline dans la patte, une douleur caractérisée par deux différentes phases de douleur. La première consiste en un stimulus de douleur intense, suivie par un effet de douleur chronique. Ensuite, l'injection des composés, en particulier le THCP, provoquait une réduction de la douleur nocifensive que nous avions créée en injectant la formaline dans les pattes. Cet effet était médié par les récepteurs CB1 et CB2, car les antagonistes sélectifs des récepteurs CB1 et CB2 étaient en mesure d'éliminer l'effet du composé. Ceci est intéressant et nous devons approfondir les recherches à cet égard pour déterminer si le composé présente un potentiel pour un traitement de la douleur neuropathique, qui est à ce jour une douleur sans traitement.
Les autres composés découverts par nos collègues et ensuite caractérisés par notre groupe dans des modèles de douleur chroniques méritent d'être étudiés de manière plus approfondie pour une application dans des modèles de douleur chronique, particulièrement en ce qui a trait à la douleur neuropathique qui est souvent réfractaire, même aux opioïdes. Ces composés sont les analogues butyliques et les analogues eptyliques.
VB: Quel était la concentration en pourcentage de ces composés dans la variété de cannabis que vous avez analysée?
LL: Ces composés se trouvaient en très faibles concentrations dans les chimiovariétés analysées. La concentration en CBD était d'environ 15 mg/g, de 40 mg/g pour le THC, de 0,4 à 0,5 mg/g pour le CBDB (cannabidibutol); la concentration en CBDB était donc 100 fois moins élevée sur celle en CBD. Il allait de même pour le THCP qui était présent à une concentration 100 fois moins élevée que celle du THC, tandis que la concentration de l'homologue butyle (THCB) était 150 % moins élevée que la concentration en CBD et 100 fois moins élevés que la concentration en THC. La variété de cannabis FM2 présentait donc de très faibles concentrations des différents composés.
VB: Pouvons-nous trouver ces composés dans d'autres chimiovariétés? Serait-il possible d'améliorer la génétique d'autres variétés pour qu'elles produisent de plus grandes concentrations de ces composés?
LL: Oui, bien sûr, il est possible de trouver des concentrations plus élevées et plus faibles de ces composés dans d'autres variétés de cannabis. Toutefois, nous ne savons pas encore si ces composés sont produits dans la plante de cannabis de manière enzymatique. Nous sommes curieux de savoir si un enzyme fait la synthèse du THCP, comme pour le THCA. Si tel est le cas, alors il sera possible de créer, de modifier ou de choisir des variétés pour qu'elles produisent des concentrations plus élevées de THCP.
VB: Vous avez fait un test de radio-liaison pour déterminer l'affinité de ces composés avec les récepteurs CB1 et vous avez découvert que l'un de ces composés, le tétrahydrocannabiphorol (THCP), est 30 fois plus puissant que le THC. D'un point de vue pharmacologique, que pensez-vous que ça signifie d'avoir trouvé un cannabinoïde aussi puissant?
LL: Nous pouvons le voir comme l'effet yin et yang de ce composé. Si l'on parle des effets pharmacologiques en termes des effets pharmacothérapeutiques de ce composé, nous pouvons supposer que l'utilisation d'une très faible posologie, de l'ordre de la microdose, semblable au domaine d'actualité des composés psychogéniques comme le LSD, la psilocybine et compagnie, pourrait favoriser des bienfaits intéressants, sans entraîner d'effets indésirables.
Toutefois, cela pourrait poser un risque en ce qui a trait à la consommation à des fins récréatives. Imaginez si nous avons ce type de variété à forte teneur en THCP et que quelqu'un le fume, de nombreux problèmes pourraient survenir.
Une surstimulation des récepteurs CB1 peut entraîner des complications. Le problème est que la plupart des cannabinoïdes ont des effets biphasiques, exprimant, par exemple, des effets anxioliques à de faibles posologies et anxiogéniques lorsque la posologie augmente, et le tétrahydrocannabiphorol pourrait donner des résultats semblables.
VB: Pourquoi la découverte de composés dérivés du cannabis est encore importante?
LL: D'une part, la découverte de ces composés indique que de nombreux composés mineurs pourraient être isolés dans le cannabis au moyen de nouvelles technologies et de la recherche spécialisée. D'autre part, l'identification de nouvelles molécules, même si elles se trouvent en très faibles concentrations, ouvre la voie pour l'étude de leurs propriétés pharmacologiques potentielles dans des modèles précliniques pour de nombreuses pathologies, et dans le cadre d'essais cliniques par la suite. C'est un pas de plus vers l'avant. Lorsque nous découvrons un nouveau composé, nous pouvons commencer à l'utiliser dans différents modèles. Par la suite, nous pouvons penser à des applications pour des pathologies humaines particulières.
Je le vois aussi comme une étape importante pour nous aider à mieux comprendre et à améliorer le processus de normalisation des variétés médicinales. Actuellement, les deux seuls paramètres d'intérêt dans le cannabis sont la concentration en THC et en CBD, mais la plante contient également du CBC, CBG, CBDV, et bien d'autres composés. Nous ne connaissons toutefois pas leurs concentrations dans le cannabis à des fins médicales, alors nous pouvons seulement imaginer que d'autres composés peuvent être présents dans la plante et mettre à profit leurs propres mécanismes d'action pharmacologiques, qui pourraient aussi être utilisés pour traiter différents types de pathologies.
VB: Quels sont vos plans d'avenir?
LL: Les découvertes que nous avons faites ne sont que la pointe de l'iceberg de tous les cannabinoïdes et phytocannabinoïdes qui pourraient être découverts. En fait, nous supposons qu'il devrait exister des composés cannabigéroliques et des composés cannabichroméniques correspondants, des cannabinoïdes avec des homologues butyliques et des homologues eptyliques, comme des varinoïdes, l'homologue propylique qui a déjà été découvert, etc. Il y a donc encore beaucoup de travail à faire, et je continuerai à faire de la recherche fondamentale, car c'est ce que j'aime le plus, même si le financement pour ce type de recherche est difficile à obtenir.
Depuis récemment, nous travaillons à caractériser de nouveaux modèles de douleur chronique; plus particulièrement, nous nous intéressons à la neurobiologie de la vulvodynie, car les mécanismes biomoléculaires, morphologiques et cellulaires de cette pathologie sont tellement incompris. En tant que neuropharmacologiste spécialisé dans la douleur neuropathique, je crois sincèrement que la vulvodynie doit être mieux caractérisée afin de trouver des cibles moléculaires nous permettant de moduler et de mieux traiter de façon pharmacologique cette maladie débilitante qui touche plus de 16 % des femmes.
Merci professeur Luongo d'avoir partagé ces précieuses informations et perspectives avec nous. Bonne chance dans vos activités de recherche ô combien importantes!