Par Guillermo Moreno-Sanz
Dr. Moreno-Sanz est l'auteur de plus de 30 articles scientifiques et détient 3 brevets décrivant le rôle du système endocannabinoïde dans la perception de la douleur. Diplômé de biochimie et de chimie organique de l'Université de Zaragoza, il obtient son doctorat en neuroscience à l'Université Complutense de Madrid, en Espagne. Il acquiert une vaste expérience internationale grâce à ses bourses longue durée aux Pays-Bas, en Italie et aux États-Unis, bâtissant la majeure partie de sa carrière académique à l'Université de la Californie, à Irvine, où il découvre une nouvelle classe d'analgésiques cannabinoïdes avec un fort potentiel clinique. En 2017, il agit à titre de consultant pour les Académies nationales des sciences des États-Unis dans la préparation du rapport intitulé The health effects of cannabis and cannabinoids (Les effets du cannabis et des cannabinoïdes sur la santé). Il fonde ensuite Abagune Research pour offrir des conseils scientifiques et des solutions de R/D à l'industrie internationale du cannabis. En 2020, il assume la direction scientifique et médicale de Khiron Life Sciences en Europe.
Le rat n'est pas un singe qui n'est pas un humain.
En 2012, le géant pharmaceutique Pfizer a publié les résultats de la phase II d'une étude clinique qui évaluait l'efficacité de la molécule PF-04457845, un inhibiteur de la dégradation de l'endocannabinoïde anandamide chez les patients souffrant d'ostéoarthrose avec douleur chronique au genou. Les résultats de l'étude démontraient que ce puissant inhibiteur de l'enzyme de la FAAH (hydrolase des amides d'acides gras) avait la capacité d'augmenter les concentrations d'endocannabinoïdes, pourtant les patients n'ont rapporté aucun un effet analgésique supérieur à celui de l'ibuprofène, qui avait été administré au groupe de contrôle.1
Ce résultat a déçu tous ceux qui comme moi travaillaient à l'élaboration de ce type de composés qui se présentaient comme les candidats cliniques les plus prometteurs pour formuler un médicament capable d'exploiter cliniquement le système endocannabinoïde depuis sa découverte dans les années 1990. Pour ma part, je travaillais sur un groupe de médicaments semblables depuis quatre ans et le résultat s'est avéré à la fois décevant et intrigant. La vaste majorité des composés qui fonctionnent bien chez les modèles animaux échoue lorsqu'ils arrivent à l'étape clinique, c'est bien connu. Cependant, le fait que les inhibiteurs de la FAAH ont démontré une efficacité chez les modèles animaux de douleur de nature diverse (nociceptive, inflammatoire, neuropathique, etc.) en plus des données probantes du monde réel qui confirmaient, à maintes et maintes reprises, l'usage généralisé du cannabis médical dans le soulagement des douleurs chroniques, rendait cette technologie très prometteuse pour l'élaboration d'une nouvelle classe d'analgésiques avec un profil de sécurité favorable. Après avoir encaissé les résultats, la communauté scientifique s'est mise à se questionner sur le raisonnement derrière le résultat de Pfizer. Dans un éditorial, un des pionniers de la pharmacologie de l'anandamide, Vincenzo Di Marzo, a exploré à sa manière les différents motifs qui expliquent pourquoi le contrôle de la douleur par la stimulation de la tonicité du système endocannabinoïde ne s'effectue pas aussi fa(ah)cilement qu'on s'y attendait.2 L'un des principaux arguments avancés par monsieur Di Marzo dans son commentaire était que les cannabinoïdes avaient démontré une efficacité dans l'état de douleur chronique chez les patients présentant un degré d'anxiété plus élevé. Même les chercheurs qui menaient l'étude de Pfizer ont suggéré que la faible composante affective du modèle utilisé pourrait avoir contribué au manque d'efficacité démontré par PF-04457845. Cela m'a rappelé une analyse que j'ai lue quelques années plus tôt alors que j'étais étudiant prédoctoral. Des experts en traitement neurologique de la douleur expliquaient que les rats et autres mammifères inférieurs ne possèdent tout simplement pas les structures neuroanatomiques humaines responsables du traitement de la douleur.3 À l'époque, je n'y avais pas prêté beaucoup d'attention, car j'arrivais à la fin de mon doctorat et la dernière chose à laquelle vous voulez penser avant de soutenir votre thèse est l'utilité réelle de ce que vous faites. Mais depuis que j'ai commencé à travailler avec des patients utilisant du cannabis médical, cet effet modulateur du système endocannabinoïde sur la composante affective de la douleur chronique est devenu une des clés pour expliquer les réponses observées en pratique clinique.
Intensité de la douleur, seuil de douleur et souffrance.
Les preuves actuelles indiquent clairement que l'expérience de la douleur chronique chez l'humain est composée à la fois de dimensions sensorielles et affectives, et s'accompagne souvent du désir d'y mettre fin, de la réduire ou d'y échapper. Cette dimension affective de la douleur est en partie constituée d'émotions renvoyant au présent ou au futur rapproché du patient, comme la détresse ou la peur. Autre composante affective de la douleur, l'« affect secondaire » est composé de sentiments motivés par les implications à long terme d'une douleur chronique, comme la souffrance. L'affect secondaire repose sur une réflexion plus élaborée, influencée par le souvenir, la mémoire et l'anticipation, sur la perte d'autonomie et de qualité de vie, les difficultés à endurer la douleur au long terme et les implications pour l'avenir et la survie du patient. Ainsi, la douleur chronique est souvent vécue non seulement comme une menace pour la condition actuelle du corps, le confort ou l'activité quotidienne, mais aussi pour le bien-être futur et la vie en général.4
Mais quel est l'effet des cannabinoïdes sur la composante affective de la douleur? Une méta-analyse d'études en laboratoire chez l'humain, dans lesquelles les traitements sont testés sur des volontaires sains soumis à des stimuli douloureux plutôt que sur de vrais patients, a conclu que l'administration de médicaments à base de cannabinoïdes empêchait l'apparition de la douleur en produisant de petites augmentations du seuil de douleur, sans toutefois réduire l'intensité de la douleur déjà ressentie. Au contraire, les cannabinoïdes ont rendu la douleur moins désagréable et plus tolérable pour les participants, ce qui suggère un effet sur le traitement émotionnel de la douleur.5 Dans l'une des expériences incluses dans cette méta-analyse, les participants recevant du THC en association avec de la morphine ont décrit un effet synergique sur la réduction de l'inconfort perçu, mais pas sur l'intensité de la douleur. Dans leur interprétation, les auteurs ont comparé ces deux composantes à une radio : la première dimension correspond au volume d'écoute de la radio, plus ou moins fort. Le second correspond au degré d'agacement que provoque la radio, une valeur subjective de nature plus qualitative que quantitative, liée ou non au volume ou à l'intensité.6 Ce résultat est cohérent avec ceux obtenus dans les études observationnelles de patients chroniques recevant un traitement au cannabis médical qui rapportent un léger effet sur l'intensité perçue de la douleur, mais un impact robuste sur la qualité de vie liée à la santé et une grande amélioration des comorbidités psychiatriques telles que l'humeur, l'anxiété, le stress ou la qualité du sommeil.7
La mémoire de la douleur
Mais comment les cannabinoïdes modulent-ils sélectivement la composante affective de la douleur? Bien que la réponse ne soit pas encore claire, nous avons quelques indications provenant d'études de neuro-imagerie dans lesquelles les participants sont soumis à un stimulus douloureux. Dans ceux-ci, on observe que l'administration de THC peut bloquer l'augmentation de l'activité neuronale dans le cortex cingulaire antérieur (CCA), une structure cérébrale responsable du transfert des informations douloureuses vers les noyaux supérieurs où elles sont intégrées aux souvenirs et aux expériences pour élaborer des réponses affectives. C'est précisément cette voie qui fait défaut chez les animaux inférieurs tels que les rats qui produisent une réponse aux stimuli douloureux beaucoup plus immédiate et moins traitée.8 De même, nous savons que l'activation du récepteur cannabinoïde 1, la cible commune de l'anandamide et du THC, dans une autre zone du cerveau appelée l'amygdale, joue un rôle clé dans l'extinction des souvenirs aversifs associés à des expériences négatives ou traumatisantes. Les expériences qui se répètent sont gravées dans la mémoire et une expérience douloureuse persistante génère un souvenir de douleur. La peur et le chagrin jouent un rôle prédominant dans la vie des patients chroniques qui vivent en permanence dans l'attente de l'apparition de la douleur. Les experts soulignent l'importance de lutter contre cette peur en générant des espaces sans douleur et en développant ainsi un sentiment de contrôle chez le patient, ce qui contribue également à réduire son état général d'anxiété. Cela pourrait être l'une des raisons pour lesquelles les cannabinoïdes, par le contrôle du traitement des composantes affectives des stimuli douloureux et l'extinction des souvenirs négatifs associés à la douleur chronique, pourraient être plus efficaces chez les patients souffrant de comorbidités psychiatriques telles que le stress, l'anxiété, et la dépression; conditions qui touchent la majorité des patients souffrant de douleur chronique. Les preuves disponibles semblent indiquer que l'utilisation continue de cannabinoïdes chez ce type de patients pourrait améliorer des comportements tels que le catastrophisme et la rumination diurne et nocturne, facilitant ainsi l'acceptation, la résilience et les pensées positives sur sa santé (voir figure).9
Negative beliefs about self (including mental defeat) | Croyances négatives à propos de soi (y compris la défaite mentale) |
Positive beliefs about rumination | Croyances positives concernant les ruminations |
Rumination termination | Fin de la rumination |
Rumination termination and sleep onset | Fin de la rumination et endormissement |
Negative emotions | Émotions négatives |
Pain | Douleur |
Negative appraisals/catastrophizing | Évaluations négatives/catastrophisme |
Daytime rumination | Rumination diurne |
Night-time rumination | Rumination nocturne |
Increased attentional focus | Attention accrue portée vers la condition |
Causal factor | Facteur causal |
Facilitating factor | Facteur facilitant |
Sleep disruption | Perturbation du sommeil |
Ces zones cérébrales, le CCA et l'amygdale, sont également impliquées dans le traitement anormal des stimuli aversifs chez les patients psychiatriques. Des études observationnelles ont identifié une augmentation significative de la communication entre ces deux régions au cours des processus émotionnels liés à la peur chez les patients diagnostiqués avec des troubles anxieux, mais pas chez les volontaires sains. De plus, cette activité cérébrale accrue était positivement corrélée aux symptômes anxieux décrits par les patients.10 Pour cette raison, les médicaments à base de cannabis peuvent représenter un complément efficace à un plan de prise en charge pharmacologique multimodale non seulement pour la douleur chronique, mais également pour d'autres affections chroniques débilitantes avec une composante traumatique comme les troubles anxieux (anxiété sociale ou anxiété généralisée) ou le trouble de stress post-traumatique.
Un soupir de soulagement
Mais comment se traduit toute cette modulation des processus neuronaux pour le patient? Dans les études qualitatives où l'expérience des patients qui consomment du cannabis à des fins médicales est enregistrée, il existe deux figures récurrentes, communes à la plupart des récits : la première est le « soupir de soulagement », une figure de style couramment utilisée par les patients pour décrire l'effet qu'ils ressentent après avoir inhalé du cannabis. Une sensation de détente corporelle et mentale qui permet au patient d'accéder à une seconde sensation, celle de « restauration de soi ».11 Les patients décrivent comment l'usage du cannabis médical leur permet de reprendre contact avec eux-mêmes, avec la personne qu'ils étaient avant la maladie, d'accomplir des activités quotidiennes qui leur procurent du plaisir, comme s'occuper de leurs plantes, se promener en famille ou sortir au restaurant. Bref, améliorer la qualité de vie liée à la santé, ce délicat équilibre entre la peur de la maladie et l'amour de sa propre existence.
1. Huggins, J. P., Smart, T. S., Langman, S., Taylor, L. & Young, T. An efficient randomised, placebo-controlled clinical trial with the irreversible fatty acid amide hydrolase-1 inhibitor PF-04457845, which modulates endocannabinoids but fails to induce effective analgesia in patients with pain due to osteoarthritis of the knee. Pain 153, 1837-1846 (2012).
2. Di Marzo, V. Inhibitors of endocannabinoid breakdown for pain: not so FA(AH)cile, after all. Pain 153, 1785-1786 (2012).
3. Craig, A. D. A rat is not a monkey is not a human: Comment on Mogil (Nature Rev. Neurosci. 10, 283-294 (2009)). Nat. Rev. Neurosci. 10, 466 (2009).
4. Price, D. D. Psychological and Neural Mechanisms of the Affective Dimension of Pain. Science (80-. ). 288, 1769-1772 (2000).
5. De Vita, M. J., Moskal, D., Maisto, S. A. & Ansell, E. B. Association of Cannabinoid Administration With Experimental Pain in Healthy Adults: A Systematic Review and Meta-analysis. JAMA psychiatry 75, 1118-1127 (2018).
6. Roberts, J. D., Gennings, C. & Shih, M. Synergistic affective analgesic interaction between delta-9- tetrahydrocannabinol and morphine. Eur. J. Pharmacol. 530, 54-58 (2006).
7. Moreno-Sanz, G., Madiedo, A., Lynskey, M. & Brown, M. R. D. 'Flower Power': Controlled Inhalation of THC-Predominant Cannabis Flos Improves Health-Related Quality of Life and Symptoms of Chronic Pain and Anxiety in Eligible UK Patients. Biomed. 2022, Vol. 10, Page 2576 10, 2576 (2022).
8. Lee, M. C. et al. Amygdala activity contributes to the dissociative effect of cannabis on pain perception. Pain 154, 124-134 (2013).
9. Edwards, M. J., Tang, N. K., Wright, A. M., Salkovskis, P. M. & Timberlake, C. M. Thinking about thinking about pain: a qualitative investigation of rumination in chronic pain. http://dx.doi.org/10.2217/pmt.11.29 1, 311-323 (2011).
10. Robinson, O. J. et al. The dorsal medial medial prefrontal (anterior cingulate) cortexâ€"amygdala aversive amplification circuit in unmedicated generalised and social anxiety disorders: an observational study. The Lancet Psychiatry 1, 294-302 (2014).
11. Lavie-Ajayi, M. & Shvartzman, P. Restored Self: A Phenomenological Study of Pain Relief by Cannabis. Pain Med. 20, 2086-2093 (2019).